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Life and times of "Josse" De Smet (by Paul de Smet d'Olbecke).
À l’usage de la famille LA
SAGA DE JOSSE
II Notre fameux ancêtre Josse de Smet (1736-1827) a eu une vie suffisamment mouvementée et parsemée d’événements heureux ou malheureux, pittoresques ou sentimentaux, pour que j’essaie de vous raconter ce que j’en sais. Sauf exceptionnellement quand Josse a pris clairement position dans les troubles de la fin du siècle sans se soucier du risque de représailles comme cela a été le cas plusieurs fois dans sa vie, ne vous attendez pas à m’entendre parler ici de gestes héroïques, mais plutôt de ces événements familiaux qui révèlent le caractère d'un homme, se racontent de bouche à oreille dans la lignée, bâtissent une saga à ne pas oublier. Ces faits familiers m’ont pour la plupart été contés au cours de mon adolescence, par mon père, par mon parrain oncle Paul ou par ma tante Marie, tous trois arrière-petits-enfants de Josse. Ils ne résident plus aujourd’hui que dans ma seule mémoire. Si je ne les mets pas sur le papier maintenant ils vont s’évanouir à jamais, ce qui serait dommage, vu le goût que nous avons tous pour la chronique familiale. Vers les années 1945/47 j’ai fouillé les registres paroissiaux et les archives du Pays de Waes. Le plus lointain de nos ancêtres que j’ai réussi à trouver est un Pierre (Pieter), né au début du XVIème siècle et décédé à Beveren-Waes en 1602[1]. Il est regrettable que je n’ai pas eu le temps de pousser plus loin mes investigations. La lacune s’explique parce que je n’ai commencé ces recherches que peu après mon mariage en 1938, qu’en 1940 il y a eu la guerre qui a tout paralysé, et que deux ans après la guerre nous nous expatriions, ce qui, jusqu’à l’invention de l’Internet a pratiquement mis le point final à mes recherches généalogiques. Il y a encore du pain sur la planche : avis à ceux qui s’intéresseraient à nos vieilles origines !
Nos ancêtres sont, sans doute depuis des siècles, puissamment enracinés dans ce Pays de Waes bordé par son grand fleuve tranquille, l’Escaut. Pieter qui vivait à Tamise au XVIème siècle, portait plus exactement le nom de Pieter de Smet Varenbeke, nom de famille double qui sera encore porté par son fils Guillaume I et par son petit-fils Guillaume II. Son arrière-petit-fils Jean I n’usera plus que du nom raccourci “de Smet”, de même que le fils Jean II de ce dernier et les suivants. Tamise-sur-l’Escaut était à l’époque un important chantier naval et, si je ne me trompe, aujourd’hui encore on y construit des chalands. Vu que les descendants de Pieter se sont consacrés l’un après l’autre à l’activité fluviale sur l’Escaut majestueux, il me plaît d’imaginer que Pieter de Smet s’adonnait à ce beau métier de la construction navale à mi-chemin entre l’artisanat et l’industrie, mais ce n’est qu’une intuition. Jean I, grand-père de notre Josse, mourut à Bornhem en 1694 âgé à peine de 38 ans, et sa veuve Elisabeth Blondel avec trois petits garçons sur les bras se remaria deux ans plus tard avec Gérard Rottiers auquel elle donna une kyrielle d’enfants. Gérard Rottiers, grand-père de Josse par procuration, a laissé à travers les âges le souvenir d’un excellent père de famille. Il est décédé en 1737, quand Josse n’avait que trois mois, de sorte que le rappel de ce souvenir doit nous être arrivé par ses frères et surtout par sa sœur aînée Isabelle. Celle-ci semble avoir eu une grande influence sur le petit Josse qui, aussitôt marié, a donné le nom d’Isabelle à sa première fille. Jean II (1691-1772), fils de Jean I (1656-1694) et donc père de Josse, était né à Bornhem. Les de Smet possédait dans ce bourg une vaste maison à l’architecture géométrique qui a été remodelée récemment et fait désormais partie de l’hôpital de Bornhem. Nous en avons des photographies datant de 1930, antérieures donc à cette modernisation. Le premier occupant de la maison de Bornhem au XVIIIème siècle, et peut-être celui qui l’a fait construire, a été Josse I de Smet, célibataire endurci qui nous intéresse ici parce qu’il était “oncle à la mode de Bretagne” et parrain de notre Josse II. Les papiers qui nous sont parvenus montrent que le parrain avait en son filleul une confiance totale. N’ayant pas d’enfant Josse I a par testament laissé sa fortune à ce filleul. On a le droit de penser que l’intransigeante probité qui marquait la personnalité de Josse lui venait autant de son parrain que de son père. Jean II, père de Josse, avait épousé Catherine Waterschoot qui appartenait à une honorable famille de Saint-Amand. Le jeune ménage s’en alla vivre dans cette petite ville. La grande et élégante maison qu’ils habitèrent et qui s’appelait Den Engel à cause de la statuette d’un ange placée au sommet du pignon central, est encore debout. Elle porte la date de sa construction en 1659 et Catherine en avait hérité de son père Michel Waterschoot. Il serait intéressant de rechercher un jour dans le cadastre ou les actes notariaux de Saint-Amand la plus lointaine origine de cette maison. Jean II était un armateur prospère, comme le serait plus tard son fils. Il eut avec Catherine neuf enfants, d’abord une fille Isabelle (que nous avons citée plus haut et dont proviendra une descendance Collier), et puis à la queue leu leu huit garçons dont seul le dernier, notre Josse, a fait souche. Josse naquit dans la maison de Saint-Amand une semaine avant la Noël 1736. La nichée se composait à cette époque de sa sœur aînée Isabelle qui avait dix-huit ans, et de ses frères Gilles, 16 ans, Jean-Baptiste, 6 ans, et Jacques, 2 ans, les autres étant décédés en bas âge. Le petit dernier Josse est apparu dans un foyer uni qui l’a choyé dès ses premiers instants. La maison paternelle se trouvant au bord du fleuve, ses années enfantines ont été bercées par le clapotis du grand fleuve qui vraisemblablement a éveillé sa vocation pour les espaces et les voyages. Plus tard s’éveillera ainsi au même contact l’envoûtement poétique d’un autre saintamandois, le grand poète Émile Verhaeren au verbe puissant (1855-1916) qui a écrit à propos de son enfance au bord du fleuve : Je
joue avec le vent, cause avec le nuage... et aussi dans son
poème L’Escaut : Les plus belles idées Qui réchauffent mon front Tu me les as données :
Ce qu’est l’espace immense et l’horizon profond,
Ce qu’est le temps et ses heures bien mesurées Au va-et-vient de tes
marées Je l’ai appris par ta grandeur. La tombe monumentale d’Emile Verhaeren a été érigée vers 1920 sur un promontoire face à l’Escaut, à quelques pas de la maison Den Engel. L’endroit a un charme décidément grandiose et propre à embraser l’imagination. En 1748 Jean II prend la décision de vendre la gracieuse maison de Saint-Amand et de s’acheter à Termonde, toujours sur l’Escaut, une autre vaste maison. Les affaires étant bonnes, la décision correspondait sans nul doute à une promotion, Termonde étant une ville plus importante que Saint-Amand et plus propice encore aux envols commerciaux qui enrichissent. À l’époque du déménagement, en août 1748, Josse avait onze ans ; sa sœur aînée Isabelle mariée avec Bernard Collier depuis sept ans, avait déjà quatre enfants et ils restèrent ancrés à Saint-Amand. Deux des fils de Smet étant mariés et plusieurs autres morts en bas âge, la famille était réduite à Jean et Catherine avec deux de leurs fils, Jean-Baptiste âgé de 18 ans et Josse de 11 ans. Par la route il n’y a pas bien loin de Saint-Amand à Termonde, tout au plus dix kilomètres, mesure de distance qui n’était pas encore inventée à l’époque, disons deux lieues pour ne pas faire d’anachronisme, mais Saint-Amand étant sur la rive droite et Termonde sur la rive gauche il faut traverser le large fleuve. En toute logique Jean, sa femme et leurs enfants ont fait le déménagement en employant un de leurs propres navires. Par les méandres de l’Escaut le trajet est trois ou quatre fois plus long et se fait contre le courant au pas lent des chevaux de halage. On hissait la voile quand le vent poussait dans la bonne direction, quitte à la descendre à la prochaine courbe du fleuve sinueux. Bordait les deux rives du fleuve une alternance de bois et de champs où l’on voyait les paysans et les paysannes courbés vers la terre pour glaner les gerbes de blé. Accroché à la rambarde avec son frère, Josse, ravi de l’aventure, se remplissait les yeux et le cœur en fête regardait défiler la terre fertile de son beau pays de Waes. Il était à un tournant de sa vie ; changeant de ville et de maison il allait aussi changer d’école et entrer dans un des collèges tenus par des religieux à Termonde. Tout était au beau fixe. Ils arrivèrent à Termonde en fin d’après-midi, sortirent de l’Escaut pour entrer dans l’embouchure de la Dendre et s’amarrèrent au quai tout près de la Schellestraat. La maison acquise à Termonde, un bloc rectangulaire sans style, était grande pour une famille aussi réduite. Mais Jean II avait de l’ambition. Il avait acquis la demeure à la succession du sculpteur termondois Kerricx décédé en 1745. Située à un coin de la Schellestraat[2] et de la rue de la Caserne, elle avait cinq fenêtres à front de rue et trois étages. Le sculpteur avait aménagé à l’arrière un vaste atelier éclairé par une grande baie vitrée. Jean en fit le salon principal du rez-de-chaussée. À l’arrière un large jardin avec une entrée cochère donnant dans la rue de la Caserne. Au fond du jardin une écurie comme en possédaient à l’époque les maisons bourgeoises. Josse et son frère aîné Jean-Baptiste se précipitèrent pour parcourir en courant la maison, gravissant quatre à quatre les escaliers et furetant partout avec des exclamations de joie. Nos régions faisaient en ce temps partie de l’empire autrichien de Joseph II d’Autriche. Avant la Révolution Française, ce fut par exception une ère plutôt tranquille quant aux guerres toujours latentes en Europe, les belligérants ayant la fâcheuse habitude de venir vider leurs querelles sur notre plat pays. Termonde était une place solidement fortifiée et les généraux en campagne n’aimaient guère s’y frotter. Cependant la Révolution couvait en France, et le courant des idées préparait les sanglants bouleversements de la fin du XVIIIème siècle. Pour le moment le jeune Josse ne s’en préoccupait pas encore, se contentant d’adopter avec conviction les principes religieux qui depuis mille ans au moins découlaient de toute son ascendance. Je ne sais rien de son écolage. Il n’est pas impossible que l’on puisse découvrir dans les archives des collèges de Termonde quel est le collège où il a fait son éducation et quels ont été ses résultats scolaires. Je présume qu’il avait à un haut degré le sens du travail simplement parce qu’il avait le sens du devoir tel qu’il l’a plus tard inculqué à ses enfants et petits-enfants. D’autre part son père Jean lui apprenait peu à peu le métier d’armateur, un métier qui suppose beaucoup d’esprit d’entreprise et de bougeotte. La tradition maintenant séculaire rapporte que lorsque Jean II se trouva à l’article de la mort en 1772, il fit venir à son chevet Josse, le seul fils qui lui restait et qui avait déjà 36 ans, et lui donna à la manière des patriarches bibliques, une solennelle bénédiction. L’homme en avait été vivement frappé et souvent il rappelait la scène à ses enfants. Témoignage patent de leur éducation chrétienne. Revenons quelques années en arrière. Vers les 1760 Josse était un fringant jeune homme de 24 ans, solidement bâti. Vu sa réputation et celle de sa famille, les candidates au mariage devaient être nombreuses. Cependant dans la même Schellestraat de Termonde, à quelques pas de la maison de Smet vivait une famille Duerinck qui y occupait un autre grand immeuble. Sur la photographie de 1900 on aperçoit parfaitement cet immeuble qui était plus grand encore que l’ancienne maison Kerricx. Papa Jean Duerinck et maman Isabelle Feliers avaient suivant l’habitude de nombreux enfants, et depuis longtemps les enfants de l’une et l’autre maison se fréquentaient et jouaient ensemble. Parmi eux Jeanne-Marie qui avait, à quelques mois près, le même âge que Josse. Jean de Smet fit sa demande en règle auprès de Jean Duerinck, et la date du mariage fut fixée au 15 janvier 1761. L’histoire ne dit pas s’ils firent un voyage de noces, ce n’était sans doute pas encore dans les mœurs, mais j’imagine volontiers que malgré le froid de janvier le jeune couple profita d’un des chalands paternels pour abriter ses amours et participer à l’un des voyages de celui-ci sur l’Escaut que Josse chérissait, et qu’il voulait montrer à Jeanne-Marie. Ils furent, qui sait ? par le réseau des voies navigables jusqu’en Hollande, en Allemagne ou jusqu’en France... Plaisante supposition tout à fait vraisemblable. Josse était un travailleur acharné mais aussi un romantique. Nous n’avons malheureusement aucun portrait de Josse à l’époque de sa vigoureuse jeunesse, ni de Jeanne-Marie. La photographie était encore dans des limbes bien lointains. Les gens fortunés se faisaient peindre une seule fois dans la vie, et plutôt sur le tard que lors de leur brillante jeunesse. Josse a attendu d’avoir 87 ans pour le faire, et le résultat à cet âge n’est plus celui de l’âge des conquêtes. En fait mon père trouvait que la peinture montrait un visage si vieilli que, tout en voulant garder ce précieux témoignage de famille, il l’avait accroché au mur dans un endroit peu éclairé de la maison du boulevard Albert. L’auteur du tableau est pourtant un excellent peintre termondois du début du XIXème, Emmanuel Verhas, très apprécié pour ses portraits et ses sujets religieux. On trouve ceux-ci dans beaucoup d’églises aux alentours de Termonde. À 87 ans notre Josse semblait un vieillard encore vigoureux, sinon un Adonis, et Verhas n’étant pas flagorneur a voulu faire de l’authentique, ce qui est tout à son éloge. Josse d’ailleurs vivrait encore quatre ans de plus. Tout de même, mes enfants, si vous voulez vous faire peindre, n’attendez pas d’être octogénaires... Un an après le mariage, Josse et Jeanne-Marie ont un premier enfant qu’ils appellent Jean-Baptiste. Jean-Baptiste sera une autre célébrité de la famille, nous y reviendrons de suite. De 1762 à 1775 ils auront ainsi sept enfants, dont nous citerons spécialement Isabelle qui épousera un Rollier et aura une descendance nombreuse comme les étoiles du ciel surtout en France ; et le dernier Josse-Joseph, dit Josse III, dont la progéniture sera également pléthorique. L’histoire de Jean-Baptiste de Smet, fils aîné de Josse, vaudrait un livre à elle seule. Des situations héroïques, bien sûr, il s’en est présentées dans la famille, Jean-Baptiste en est un bel exemple. Son père rêvait de lui voir reprendre le métier familial, le commerce fluvial et maritime, mais Jean-Baptiste a voulu suivre une vocation religieuse, marque indéniable de la conviction chrétienne héritée de ses parents. Ordonné prêtre il a été nommé vicaire à Sleydinghe, village voisin d’Alost. Après l’invasion des sans-culottes français en 1795, à l’image de beaucoup de membres du clergé en Belgique résistants de la première heure, il a refusé de s’assermenter en prêtant serment de fidélité à la République. Cette exigence de la Révolution était un abus de pouvoir qui a fait beaucoup de victimes parmi ceux qui n’ont pas voulu faire passer la République avant Dieu. On a cherché à arrêter Jean-Baptiste, mais il a réussi à se cacher un temps chez des amis dans sa paroisse. Dénoncé, il été arrêté et condamné comme réfractaire au bagne de Cayenne en Guyane Française. On ne revenait pas du bagne affreux de Cayenne. En 1798 dans l’attente de l’embarquement, il a été transféré en France sur l’île de Ré. Comme il avait quelques connaissances médicales l’hôpital de l’île, à court de personnel, a obtenu de le garder comme infirmier. Il avait échappé au pire, mais ce n’est qu’en 1805 que son père Josse réussit à le récupérer en payant une grosse rançon. Ce furent pour le père huit années d’anxiété permanente. Cependant sous l’empire français de Napoléon les prêtres réfractaires ont été amnistiés suite au Concordat entre Napoléon et le pape Pie VII. Jean-Baptiste a repris du service comme curé de Heusden. Un dimanche de juin 1808 il était en chaire et prêchait l’amour du Christ avec une grande émotion lorsqu’il tomba mort. Il était très aimé et très admiré de ses paroissiens qui lui ont fait élever, jouxtant l’église de Heusden, un monument rappelant les prouesses de sa vie agitée. Ce ne fut pas le seul démêlé de Josse avec la République française. Le général français Dumouriez qui occupait la Flandre fit choisir pour Termonde dix-huit représentants provisoires chargés des affaires courantes en attendant une nouvelle constitution. Josse fut un des dix-huit élus. Plus tard au cours d’une mémorable assemblée populaire qui eut lieu dans la cathédrale Notre-Dame de Termonde, le peuple fut appelé à se prononcer sur le choix entre le régime ancien et le nouveau régime de la République Française. Josse n’avait pas froid aux yeux et en dépit de menaces d’exécution militaire, il vota courageusement en faveur de l’ancien régime. Sous le règne de Joseph II tout n’était pas parfait dans notre pays. Des interventions de l’Autriche dans nos affaires avaient même suscité des révoltes qui furent maîtrisées par la force. Josse n’était certes pas partisan du régime de l’empereur d’Autriche, mais pris entre deux maux il a voté suivant sa conscience en faveur du moindre tout en sachant que ce serait peine perdue[3]. Un grand chagrin devait frapper Josse en 1791, le décès de sa femme Jeanne-Marie Duerinck, lui laissant dans la maison la charge de trois enfants survivants : Isabelle, 24 ans, Marie-Thérèse, 20 ans et Josse-Joseph, ce dernier ayant 16 ans. Nous ferons ici une parenthèse à propos d’Isabelle qui, le fils aîné Jean-Baptiste étant religieux, fut longtemps le bras droit de son père et prit part à ses affaires. Nous avons les livres de comptabilité qui démontrent cette participation, nous avons aussi un missel d’église annoté de sa main. Le père et la fille avait des écritures nerveuses très pareilles. Isabelle était comme son père une forte personnalité. Quand Jeanne-Marie mourut en 1791 son rôle devint primordial dans la famille, à tel point qu’elle refusa plusieurs propositions de mariage plutôt que d’abandonner celle-ci. Ce n’est que lorsque son père fut remarié dans les circonstances que je raconte plus loin, qu’elle s’autorisa à dire oui, à 32 ans, à un jeune homme de belle famille et de belle prestance qui la demandait avec insistance depuis des temps, Jean-Baptiste Rollier. Jean-Baptiste, rejeton d’une famille originaire de l’Artois français, était un brasseur d’affaires qui s’était associé dans un négoce de commerce maritime à Ostende avec un de ses cousins germains, Emmanuel-Benoît Rollier. Ce dernier aurait bientôt un rôle historique comme général en chef de la Guerre des Paysans contre le régime de la République française, guerre qui fut très violente mais perdue pour nous, écrasés que nous avons été sous le nombre des sans-culottes fortement armés. Cette Guerre des Paysans fait partie de l’histoire de notre pays et je n’en parle ici que pour signaler de quel côté se trouvait l’engagement de la famille. Pendant qu’Emmanuel-Benoît se battait, Jean-Baptiste à ses risques et périls profitait de la couverture offerte par l’affaire ostendaise pour contrebander des armes venant d’Angleterre qu’il livrait aux révoltés belges. Quand il n’allait pas à Ostende Jean-Baptiste rejoignait sa famille à Termonde, celle-ci n’ayant pas quitté la maison Kerricx de la Schellestraat. Ses deux filles sont nées dans la même maison. Ainsi aussi Isabelle continuait-elle à jouer le rôle de secrétaire de son père et le poursuivit toujours après la mort de son époux. Isabelle était parfaitement au courant des traficotages dangereux de Jean-Baptiste avec Emmanuel-Benoît et appuyait un époux qu’elle chérissait et admirait. Cependant quand une paix relative fut revenue sous le Directoire, Jean-Baptiste mourut prématurément en 1804, n’ayant eu le temps que de procréer deux filles. Isabelle se remit mal de la tragédie, cela transparaît jusque dans son écriture fort changée après cette mort inopinée de son époux. Il suffit de voir aussi avec quelle sorte de rage elle signe dès lors : Isabelle de Smet, weduwe Rollier, ou Isabelle de Smet, veuve Rollier. Ce qui s’est passé un peu auparavant dans la vie de Josse vaut un reportage détaillé. En 1793 il avait maintenant 54 vigoureuses années et supportait très mal son veuvage. La vie sacrifiée de sa fille Isabelle qui risquait de devenir vieille fille le poussait aussi dans la voie du remariage pour la libérer. J’ai dit plus haut que la famille de Jeanne-Marie Duerinck, première épouse de Josse, vivait dans une maison voisine. Tout en étant proche, cette maison ne jouxtait pas exactement celle de Josse. Il y avait entre les deux grandes maisons, une habitation plus petite qui semblait écrasée entre elles et où vivait une famille Buydens. Les trois maisons sont visibles sur les photographies de 1900. Martin Buydens avait l’âge de Josse et était lié d’amitié avec lui. Souvent le soir ils allaient ensemble jouer aux cartes au café Au sac de Houblon, ainsi que le rapporte le missionnaire Pierre-Jean dans une de ses lettres, taquinant gentiment son père à ce sujet lorsque leurs bonnes relations furent rétablies. Martin était comme Josse commerçant à Termonde et voyageait souvent avec sa femme Marie-Élisabeth Cortvrint. C’est ainsi qu’au hasard d’un de ces voyages la petite Marie-Jeanne est née à Acrene sur la Dendre, en Hainaut. La fenêtre de la chambre de Josse à l’étage de la maison donnait sur le jardin de la maison Buydens voisine, et Josse n’avait pas manqué d’y apercevoir la gracieuse silhouette de Marie-Jeanne Buydens en train d’y jardiner. Elle n’avait que 21 ans, Josse en avait 54, ce qui ne l’empêcha pas de se mettre à rêver... Prudemment il s’en ouvrit avec son ami Martin, et celui-ci lui promit de tâter le terrain auprès de la belle. Elle ne s’en montra pas choquée, au contraire, mais révéla à son père qu’il lui semblait que Josse-Joseph, fils de Josse qui avait maintenant 18 ans, lui faisait une cour discrète... L’histoire ne révèle pas s’il y eut une explication plus ou moins orageuse entre le père et le fils. Le fait est que le trio de comploteurs – Josse père, Josse fils et Martin – furent d’accord pour ne pas intervenir dans le choix que ferait la jeune fille, pour autant qu’elle accepte de plein gré l’un ou l’autre. Entre Josse III, tout de même un peu jeunet, et Josse II dans une prestigieuse cinquantaine, Marie-Jeanne n’eut pas l’ombre d’une hésitation : elle préféra le père ! Si c’eut été le contraire je ne dirai pas que la face du monde en eut été changée, mais certes l’histoire de notre famille. Josse III se consola en 1796 en épousant Colette de Saegher qui lui donna trois filles au cours des années qui suivirent. Quant à Isabelle, j’imagine qu’elle ne fut pas fâchée de la perspective d’une belle-mère qui avait dix ans de moins qu’elle et serait trop jeune pour lui enlever une part de son autorité dans la maison. Le cas pourtant n’est pas précisément banal... Josse et Jeanne-Marie se marièrent le 10 février 1793. Cette seconde épouse s’appelait en réalité Marie-Jeanne et non Jeanne-Marie, mais dans l’esprit de Josse, elle était la réincarnation rajeunie de la première qu’il avait beaucoup aimée et il lui plaisait de l’appeler du même prénom. Josse II était au fond un grand sentimental, c’est indubitable. Autour de lui le monde s’effondrait dans la Révolution. À Paris on décapitait Louis XVI quelques jours avant le mariage de Josse avec Jeanne-Marie Deuxième du Nom , mais à peine s’en aperçurent-ils, ils étaient heureux. Vu les circonstances et les troubles, il est exclu qu’ils aient pu faire un voyage comme j’ai supposé que Josse le fit lors de la première édition de ses expériences matrimoniales. Neuf mois et deux jours plus tard – je n’invente pas – leur naissait leur premier enfant, une fille que dans son enthousiasme Josse nomma Jeanne-Marie encore. Cette Jeanne-Marie ne vécut que trois ans et mourut ainsi que sa sœur puînée Colette dans une épidémie de variole en décembre 1796. Puis vint une Rosalie et bientôt un premier fils, Charles, dont nous avons un joli portrait peint à l’âge de trois ans. En 1801 apparaît un « cadeau de roi », des jumeaux qu’ils appelèrent Pierre-Jean et Colette ; Pierre-Jean sera le missionnaire ; cette deuxième Colette n’eut pas plus de chance que la première, elle mourut, on peut dire accidentellement à l’âge de six ans, des suites d’un coup de soleil, accident qui a dû affecter intimement son frère jumeau. Tout cela vivait dans la grande maison, où l’on naissait et où l’on mourait. La profusion des Jeanne, Jeanne-Marie et Marie-Jeanne dans la famille devait compliquer la vie, car il y eut encore une Marie-Jeanne née en 1805 (qui épousera plus tard Frédéric Lutens) et les deux filles Rollier qui furent baptisées l’une Marie-Jeanne l’autre Jeanne... Persistance d’un prénom à travers les générations qui indique pour le moins la grande vénération dans laquelle Josse et ses enfants tenaient épouses et mères vivantes ou disparues. Elles devaient avoir toutes deux un ascendant et un charme hors du commun. Cela étant, si
j’avais mon mot à dire auprès des échevins de Termonde, j’aimerais qu’au lieu
de Schellestraat ou rue Franz Courtens on parle de rue Jeanne-Marie, ce serait plus
pittoresque, ou bien qu’un écrivain de talent écrive un jour un roman
passionnant et passionné qui s’intitulerait Les
trois maisons. Josse avait eu sept enfants de son premier mariage. De 1793 à 1815, il en eut encore onze du second lit, ce qui est prouvé sur documents. La légende familiale prétend pourtant que Josse a eu au total 22 enfants. Je n’en ai pas la preuve, le chiffre 18 me paraît d’ailleurs plus que satisfaisant. Le dernier né étant venu cinq après l’avant-dernier, a été baptisé Désiré. Tout de même...! Josse qui à ce moment avait 79 ans ne craignait pas d’exagérer. Il est intéressant de noter que la langue courante des enfants du premier mariage était celle de leurs parents qui tous deux s’exprimaient plus volontiers en flamand. Les enfants du second mariage nés de Jeanne-Marie la Deuxième, s’exprimaient en français, le français étant probablement leur langue maternelle, et leur courrier le démontre, ils étaient parfaitement bilingues en avance sur leur temps. Bien Belges en somme. En 1795, notre pays passe sous contrôle français, régime qui se poursuivra jusqu’à la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815. Les Alliés qui avaient vaincu Napoléon maintinrent la Belgique collée à la Hollande sous Guillaume Ier de Nassau, situation qui perdura jusqu’à l’indépendance belge réalisée en 1830. Josse II décédé trois ans plus tôt ne connaîtra pas cette indépendance qu’il avait souhaitée toute la vie.
En 1799 Josse a la joie de voir se marier sa fille Isabelle avec Jean-Baptiste Rollier. Ils auront deux filles. Nous descendons de la seconde que notre bisaïeul François a épousée[4]. Il existe dans nos archives un trésor : un paquet de lettres que Jeannette Rollier, amoureuse de son demi-oncle lui écrivait en 1820 tandis qu’il étudiait le droit à Gand. Ces lettres révèlent beaucoup sur la chaude atmosphère familiale de la maison où pullulaient les Jeanne... Le seul fait que ces lettres ont été gardées toute sa vie par François marque le romantique et tendre attachement qu’il avait pour sa femme qui mourut bien avant lui en 1851. En 1819 Josse a 83 ans. Il perd sa seconde Jeanne-Marie, le voilà veuf pour la deuxième fois. En 1821, un autre coup très rude le frappe quand son fils Pierre-Jean âgé de 20 ans, appelé par une vocation missionnaire, s’enfuit sans l’avertir et sans lui dire adieu. Il savait trop bien ce qu’aurait dit son père s’il lui avait demandé la permission. Si sa mère avait vécu, je crois que cela lui aurait été beaucoup plus difficile. J’ai le droit de penser que Pierre-Jean a eu tort et aurait pu attendre d’être majeur, mais il a été ensorcelé par les descriptions du Nouveau Monde faites par le Père Nerincx qui l’a embauché secrètement malgré sa jeunesse, ce qui de la part des Jésuites n’était pas légitime même pour le bon motif. Mais je ne reviendrai pas sur cette escapade qui a été relatée dans toutes les biographies de Pierre-Jean. Le garçon était mineur, Josse avait l’autorité paternelle et légale, et Pierre-Jean a aggravé son cas lorsque son frère Charles lancé par Josse à sa poursuite a tenté de le faire revenir à la maison, et qu’il a refusé. Cet acte de rébellion filiale n’a été pardonné par Josse que plusieurs années plus tard, quand il s’est convaincu de la réalité de l’appel de Pierre-Jean. Jusque là il le considérait plutôt comme un casse-cou fou d’aventures, ce qui n’était pas non plus complètement faux. Pour bien montrer qu’il lui avait pardonné et que maintenant tout au contraire il était fier de lui, il a voulu se faire peindre par Verhas tenant en main une lettre de Pierre-Jean datée du séminaire de Whitemarsh aux États-Unis, lettre à laquelle il avait jusqu’ici refusé de répondre. Quant à Josse III, d’abord associé de son père, il a bientôt voulu voler de ses propres ailes et, s’étant trop engagé, il a perdu beaucoup d’argent. Josse père n’a pas hésité à payer ses dettes pour le renflouer. Josse III, à en juger par le portrait peint qui en a été fait et qui est en notre possession, était un bon vivant. Il n’avait que 42 ans en 1817 quand se promenant un jour dans le village de Lebbeke où il avait une maison de campagne, il s’effondra brusquement. On le transporta dans une maison voisine, un estaminet au nom prophétique Au Ciel (!). Il y rendit l’âme aussitôt. Ce fut un pénible deuil de plus pour Josse II qui ne s’habituait pas, rançon de l’extrême vieillesse, à voir les gens mourir autour de lui. Après une vie bien remplie, le 15 février 1827 Josse mourait à l’âge de 90 ans et deux mois. La tradition prétend qu’il a été enterré dans la cathédrale Notre-Dame de Termonde, mais la crypte ayant été remaniée et la plupart des pierres tombales accolées au mur d’un cimetière voisin, j’ai en vain cherché celle de Josse. Après son décès, il y a eu coup sur coup quatre mariages parmi ses enfants, comme si ceux-ci s’étaient retenus jusqu’alors pour ne pas troubler les derniers jours du vieil homme. Josse n’a connu de son vivant aucun petit-fils mais cinq petites-filles et un arrière-petit-fils. Suivant une statistique datant de 1995, ses gènes s’étaient alors diffusées en 1249 descendants directs, très exactement 625 mâles et 624 dames, répartis entre 215 noms de familles. Comme quoi il ne faut jamais désespérer. Paul de Smet d’Olbecke 2001 [1] En abrégé la lignée se présente comme suit : Pierre de Smet Varenbeke – Guillaume I de Smet Varenbeke – Guillaume II de Smet Varenbeke – Jean I de Smet (ép. Elisabeth Blondel)– Jean II de Smet (ép. Catherine Waterschoot) – Josse de Smet. [2] Les historiens de Termonde ont remarqué avec une douce ironie comment, après l’invasion des révolutionnaires français en 1795, l’administration installée par eux a voulu maladroitement traduire en français les noms des rues, et elle a assimilé Schellestraat (rue Oblique), à Scheldestraat, rue de l’Escaut, nom que la rue a gardé pendant tout le XIXème siècle... Puis on a mis tout le monde d’accord en donnant à la rue le nom du peintre termondois Franz Courtens qui y habitait... La rue est ainsi devenue depuis quelques 80 ans rue Franz Courtens. [3] Ces faits sont racontés en détail dans les Annales du Cercle archéologique de Termonde de l’année 1900 pages
290 à 300. [4] Vu l’alliance François de Smet-Jeannette Rollier, nous descendons en fait des deux femmes de Josse et donc deux fois de celui-ci ! |